Taï sabaki en aïkidô : déplacement et construction technique

Ce billet a déjà été publié dans Dragon magazine – spécial aïkidô n°20 : l’art du déplacement. Il y avait malencontreusement subi des problèmes de mise en page et omissions, corrigés ici.

Il n’y a pas de discipline martiale – où qui s’en inspire – qui conçoive le combat sans déplacement, et, bien sûr, l’aïkido ne fait pas exception. Le déplacement ou taï sabaki (体捌き – déplacement du corps) est, en restant aux généralités, le moyen pour le pratiquant de gérer sa relation à la distance d’une menace (réelle ou symbolique) et à sa modification au cours du temps. Et d’établir un intervalle de temps dans lequel l’action décisive se fait (ma aï)1. Si l’on se focalise un peu plus sur la décomposition de l’action globale, le déplacement est partie intégrante et immédiate de la préparation de l’action (tsukuri), conduisant à amener l’autre en état d’infériorité (kuzushi) pour agir (kake). De manière globale, mais simplificatrice.

C’est pourtant dans cette version simplifiée, voire plus encore, que le déplacement est abordé lors des premiers pas en aïkido. Le débutant devra assimiler des modes de déplacement assez « particuliers » : henka, tenkan et irimi, à la fois debout et à genoux (shikko, marche non naturelle pour un Occidental, et pas forcément quotidienne pour le Japonais lambda), et ce sans parler des déclinaisons de contraintes proposées (saisies, frappes, etc.) ou des formes d’apprentissage (sous forme « libres » ou pré-arrangées). Cependant, il ne percevra pas en général immédiatement ce que cela peut impliquer dans la pratique proprement dite : le déplacement a, globalement, pour utilité de se placer pour l’action. Cette affirmation peut sembler être une tautologie, mais il n’en est rien. Se mouvoir, quelles que soit les contraintes sur la mobilité ne garantit pas de pouvoir exploiter une situation que l’on suscite.

Le déplacement : une vision globale

Un exemple de taï sabaki, extrait de Budo renshu (« aiki nage »).

Reprenons avec cette vision du débutant. Le déplacement, au début, se résume à aller devant son (omote) par opposition à aller derrière (ura) et à niveau identique (suwari waza ou tachi waza) ou différent (hanmi handachi waza). Avec le support d’une nomenclature (du moins au sein de l’U.F.A., je ne me prononce pas pour les autres groupes et écoles), le débutant peut construire sa technique en incluant déplacement en ligne droite, pivots voire, dans certains cas, changements de niveau. Les premiers exercices se font par rapport à un repère fixe (le partenaire ne bougeant pas) puis on modifie peu à peu les contraintes et conditions de travail. C’est dans ces étapes de construction que l’on introduit les « distances », « angles » et enchaînements, que cela soit aux armes ou à mains nues. En restant dans une optique de formes codifiées, « canoniques », de kata. Les déplacements sont vus essentiellement comme aller d’un point A à un point B, en passant par un chemin donné pour obtenir un résultat. Chemin qui bien souvent, n’est pas linéaire2. Ce qui est perçu comme la précision du déplacement3 est, à ce niveau, l’outil qui permettra a priori d’engager une technique de manière optimale.

Le déplacement est donc – pour le débutant – d’abord un moyen « spatial » de se placer par rapport à l’autre. Lorsque l’on sort de cette première approche de la discipline, ce déplacement se complexifie par la prise en compte de l’autre, non plus comme repère fixe, mais comme partie intégrante de l’action (du travail de kuzushi vers celui de tsukuri, puis kake). De quasi-stationnaire4, la situation à gérer pour le pratiquant devient clairement dynamique, mais avec l’ensemble des éléments servant à la construction technique toujours visibles. Dans l’enseignement qui m’est proposé, et tel que je le comprends, c’est également à ce moment que deux exigences de construction prennent un relief non négligeable. D’une part, l’amplitude du déplacement (dans l’esprit de « ce qui peut le plus peut le moins ») et d’autre part le travail de uke (puisqu’uke n’est pas neutre, et comprendre ce que subit uke peut aider à corriger tori).

Se déplacer, transformer une situation

O Sensei : sortir de la ligne d’attaque, en créer une autre.

Revenons à cette idée de dynamique. Dans un système physique (on me « pardonnera » l’analogie), la dynamique est ce qui est relatif au mouvement (et à ses variations) et par extension, ce qui amène le système d’un état à un autre, au cours du temps. Taï sabaki s’inscrit pleinement dans l’idée de transformation d’une situation d’infériorité à un état ou la menace est neutralisée. L’aïkido est – comme tout art martial – un système éminemment dynamique. La transition d’une étude quasi-stationnaire à une étude réellement dynamique (mais toujours dans les formes canoniques du style, au début) n’est pas la chose la plus simple à réaliser. On perd, en tout cas au début, la possibilité de « prendre son temps » et donc de gérer point par point les nouveaux problèmes induits, en particulier la modification des distances5, des équilibres respectifs et des forces s’appliquant globalement, et de leurs perceptions. Se déplacer est donc à la fois essayer de gérer un problème tout en en générant d’autres. Et pour compenser ces nouveaux problèmes (le plus « simple » étant celui du centrage), le déplacement évolue à son tour.

Même si taï sabaki est souvent pris comme synonyme de déplacement spatial (voire même du seul déplacement composé irimi et tenkan), il s’agit d’un déplacement du corps dans son ensemble. Quelle que soit la ligne suivie en aïkido, il existe un travail simultané des différentes parties du corps pour aboutir au kake. Ainsi, on parle de travail spécifique de jambe (ashi sabaki) ou de main (te sabaki), en affinant le rôle de chaque au fur et à mesure de l’évolution de sa compréhension propre de l’art et de ses préférences. Ce travail global a pour effet visible de modifier les distances à prendre en compte (un des problèmes à gérer évoqués plus haut) pour les acteurs et donc, par conséquent, les durées d’action. Ou en d’autres termes, de gérer ce que l’on appelle les modes de rencontre (de aï6). Le taï sabaki permet aussi de modifier les directions d’action : passer par exemple d’une attaque globalement verticale à une réponse globalement horizontale, « créer le vide », « fixer un point/un axe », etc. Mais le principal est sans doute que le taï sabaki permet d’agir quand un simple déport d’un côté ou de l’autre ne suffit pas, par exemple sur une contrainte forte (kata dori men uchi ou mae ryote dori, par exemple, ou dans un travail à plusieurs partenaires).

Déplacements : en conclusion(s)

Seigo Yamaguchi (tori) et Christian Tissier (uke) : se placer et laisser passer.

A mes yeux, progresser sur le taï sabaki nécessite dès le départ qu’uke propose à tori une action cohérente avec le cadre proposé en aïkido, celui d’un art martial. Il n’y a aucune raison pour tori d’agir, et donc de se déplacer, sans qu’il y ait menace (au moins potentielle). Et à l’inverse, aucune raison pour uke de réagir à une absence de menace de tori. L’intérêt d’une attaque avec intention réelle est donc clair dans le cadre de l’entraînement : si uke arrête un shomen uchi à 30 cm du front de tori ou tient son poignet simplement pour le fait de le tenir, surtout face à lui, tori n’a aucun besoin de se déplacer, et encore moins de « bien » se déplacer. C’est dans cette dimension que le travail aux armes est, à mon sens, le plus utile en début de pratique de l’aikido : la menace semble plus concrète qu’à main nue7, et donc la « sanction » plus immédiate en cas de défaillance face à cette menace. Il permet aussi de ne pas pouvoir compenser un mauvais (dé)placement par une action en force ou même en vitesse, et d’en comprendre l’intérêt profond pour le travail à mains nues.

Le taï sabaki n’a donc de sens que dans cette interaction où uke et tori, dans le cadre de l’entraînement. Au fur et à mesure de l’évolution du pratiquant, il passe d’un déplacement basique à une technique construite (exprimant kuzushi-tsukuri-kake), puis se développe encore, vers un enchaînement dans lequel chaque déplacement porte en germe d’autres actions, au-delà d’une simple séquence figée, en en minimisant la lisibilité extérieure. Les modalités de travail varient selon les sensibilités des uns et des autres (plus ou moins stationnaire, plus ou moins ample, appui marqué ou non du travail aux armes dans cette démarche, etc.), mais elles convergent toutes sur la nécessité de bien comprendre l’utilité que l’on peut avoir du déplacement dans sa pratique de l’aïkido.

Notes

1 Thème abordé dans le numéro 16 de Dragon magazine spécial aïkido.
2 Les techniques d’aïkido étant réputées construites sur des schémas circulaires ou en spirale. Ainsi, dans Dynamic aikido (1977, Kodansha international, version américaine), Gozo Shioda indique : « la plupart des techniques d’aïkido ne suivent pas de ligne droite […] » (p.18).
3 Précision parfois justifiée bizarrement par des considérations « métaphysiques », souvent hors de propos.
4 Stationnaire plutôt que statique. Statique implique une immuabilité (absence ce mouvement), stationnaire celui d’une suspension de mouvement, d’un arrêt sur image.
5 La gestion des distances d’attaques – et des réponses à y apporter – est parfois exprimée formellement, comme le fait par exemple l’aïkido « Mochizuki » présenté dans L’aïkido par l’image (Louis Boileau et Henry Plée). Ces distances chika ma, ma et to ma se retrouvent dans la nomenclature de l’aïkibudo moderne.
6 C’est-à-dire go no sen, sen no sen, ju no sen et éventuellement sen sen no sen, que l’on n’abordera pas ici.
7 Une technique, même très mal exécutée, même avec une arme en bois, peut quand même faire mal, après tout.

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A propos G.

Pratiquant lambda.
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