Tradition, cadre et piège des arts martiaux

Boddhidarma, élément de tradition martiale. Domaine public.

La notion de tradition est, lorsque l’on aborde les disciplines martiales, toujours présente, que cela de manière explicite ou implicite. Elle est parfois utilisée un argument publicitaire, qu’il soit positif (comme synonyme d’authenticité) ou négatif (comme antonyme de modernité), très souvent lié à la notion même d’efficacité en combat. Ainsi, discuter de tradition au sein des arts martiaux revient souvent à se poser la question de son rôle comme élément moteur, ou au contraire comme frein, pour le pratiquant.

La tradition ?

Lorsque l’on se réfère à un dictionnaire pour définir ce qu’est la tradition, et plus spécifiquement ce que recouvre ce terme dans le cas des disciplines martiales , on peut lire qu’il s’agit d’une « Action, façon de transmettre un savoir, abstrait ou concret, de génération en génération par la parole, par l’écrit ou par l’exemple ». Mais ce terme recouvre aussi deux dimensions que l’on trouve assez fréquemment dans les arts martiaux (orientaux ou d’inspirations orientales), à savoir : « façon de faire, de penser, héritée du passé, dans un groupe social ou professionnel » ou « doctrine, principe religieux ou philosophique ». Le cœur de la pratique martiale (ou sportive dérivée) relève a priori de la première définition : la transmission1 des principes2 de cette école peut, de facto, se faire sans qu’il soit besoin en début de cours, d’un salut shinto aux kamis, ou d’un maout en fin d’une compétition. Tout simplement parce que si le but d’une formation est la victoire (quelle que soit ce que l’on peut entendre par là), il est impératif que le résultat ne doive pas dépendre du décorum qui entoure ces principes.

Dans cette optique, la tradition se résume à la transmission du savoir concret, de manière globale, sans autre objet que lui-même. Il ne peut donc être question d’uniforme, de contexte culturel et sociétal, voire même de méthode d’enseignement figée et il ne peut être question que d’efficacité de la méthode proposée. La question qui suit est donc : est-on capable de transmettre l’essence même d’un art sans autre support ? Ou est-ce qu’un support plus large est utile (voire nécessaire) ? En fait, on en revient à l’interrogation initiale, sur ce que recouvre exactement le terme de tradition… pour chaque pratiquant ou chaque discipline.

Des traditions présentes

Dohyō-iri (cérémonie d’entrée sur le ring) durant le Grand Tournoi de Janvier 2014 (14e jour) à Tôkyô. Auteur : Gregg Tavares, licence Creative Commons Attribution 2.0 générique.

Revenons sur quelques caractéristiques « visibles » des disciplines martiales telles que nous les connaissons (et nous les voyons), en plus de la « technique » (au sens large) propre :

  • notion de victoire (même symbolique).
  • avec ou sans armes.
  • tenues (et accessoires parfois) spécifiques.
  • vocabulaire spécifique.
  • existence d’une hiérarchie, voire de plusieurs simultanément.
  • notion de filiation souvent présente, même de manière sommaire.

Si l’on s’en tient aux définitions ci-dessus… tous ces points relèvent d’une forme ou d’une autre de tradition. Le premier objet cité, la notion de victoire, est apprécié à l’aune d’une philosophie (qui n’est pas forcément complexe) propre à la discipline. Les voies martiales (les bûdô japonais, et leurs équivalents) proposent une dimension « spirituelle » () à cette victoire. Le kyûdô, tir à l’arc japonais, vise le tir parfait et non pas à « seulement » atteindre une cible, alors qu’en boxe anglaise, la victoire est celle du sportif, qui ne passe pas obligatoirement par la technique parfaite. Chacun des points de la liste concerne bien les deux disciplines. Alors, est-ce que chacune des disciplines met la même chose sous le vocable de tradition ? Non, à l’évidence.

« La » tradition (visible – exotérique4) apparaît donc comme un élément structurant de la discipline, même a minima. Sa première influence, dans le monde actuel des disciplines martiales, est de positionner le spectateur (et éventuel futur pratiquant) par rapport à la pratique observée. Franchir la porte du dôjô, de la salle, revêtir la tenue d’entraînement (keikogi, dobok, survêtement, vo phuc,  ou autre) devient alors une adhésion (temporaire ou non) à un groupe social bien particulier, et donc à se placer dans une tradition spécifique et espérer s’en approprier à la fois les spécificités techniques et culturelles. Avec une ou plusieurs motivations propres5. Dans cette optique, à dimension sociale donc, la tradition exprimée est un élément de choix.

Légitimer le courant ?

Aborder une pratique martiale est donc a priori se placer dans une certaine tradition, un contexte culturel et technique6. Sans qu’il soit question d’exclusive sur le choix de développement de la discipline au cours de son histoire. Ainsi, rejeter certaines dimensions d’un héritage n’est pas forcément rompre une transmission, mais l’altérer, et donc altérer une tradition. Le jûdô en constitue un des exemples les plus connus. Se plaçant initialement dans une perspective d’éducation et sportive, massifiée, et rompant donc avec les modes de transmission traditionnels des écoles martiales japonaises historiques, le jûdô continue à s’inscrire dans un contexte culturel japonais (termes techniques, tenue, lieu de pratique) d’une part, avec un enseignement technique relativement homogène (vu de l’extérieur) mondialement. C’est, dans une moindre mesure, également le chemin qu’on suivit d’autres pratiques martiales par leur seule ouverture à des publics non locaux (occidentaux pour les asiatiques, durant le XXe siècle).

Boxe française, une « tradition » occidentale. Carte postale de 1900.

La transformation d’une composante de la tradition ne constitue pas a priori une rupture de « la » tradition7. Ainsi les écoles historiques asiatiques, pour ne citer qu’elles, bien qu’ayant pratiqué l’ouverture, ne sont pas toutes prêtes, ni favorables, à faire d’autres modifications dans leur transmission, conservant des identités marquées et caractéristiques d’époques, de lieux, etc. bien identifiées. L’identité d’une école historique est donc perçue comme la raison de la tradition. A opposer à la vision répandue selon laquelle arborer une tradition revient à légitimer une identité : ainsi, il est courant de vouloir s’inscrire dans une lignée même en n’ayant qu’une vague idée de ce en quoi elle consiste, quitte à se réclamer d’éléments peu cohérents avec la dite lignée8. Et ce même si la discipline peut réellement s’inscrire dans une histoire parfois très documentée. Ce qui en ressort est que l’idée même d’une tradition d’école est souvent un des éléments asseyant une réputation, donc une légitimité9 de son existence vis-à-vis des autres représentants du microcosme.

Au cœur de l’école, du style…

Les aspects évoqués relèvent de l’aspect extérieur de la discipline abordée, et constituent une frontière plus ou moins formelle entre un dehors (profane) et un dedans (initié), en quelque sorte4. L’intégration à l’école revient à accepter les manifestations de la tradition telles qu’exprimées plus haut, et à les faire siennes. Dans certains groupes, un simple questionnement de ces coutumes (en particulier pour les problématiques de hiérarchie et de filiation) est synonyme d’exclusion, dans d’autres, il semble faire partie même de la vie de l’école. Cependant, « la » tradition martiale comprend également la pratique elle-même, et parfois des modalités de sa transmission. Ce sont les divergences légères (ou interprétations différentes) sur ces points qui, au sein d’une famille martiale, donnent naissance à un nouveau courant, puis, lorsqu’elles augmentent, à une nouvelle école. Notons au passage qu’explorer la tradition revient parfois à vouloir sans cesse agrandir une carte : de nouveaux détails apparaissent au fur et à mesure, et les frontières sont sans cesse plus complexes. Mais ont-ils, lorsqu’ils sont montés en épingle, encore du sens à l’aune de la discipline, d’une part, et de la pratique, qu’elle soit individuelle ou collective ?

La discipline martiale, dans ses aspects réellement fondamentaux (gestion spécifique de la confrontation et transmission de cette gestion), relève donc de « la » tradition. Cependant, la gestion de la confrontation (quels moyens, quelles stratégies, quelles philosophies/doctrines, quels cadres d’applications) et ce qui relève de la transmission (donc essentiellement de la pédagogie) apparaissent comme relativement décorrélées entre elles, et plus ou moins du reste, en fonction de l’école. La question de la pédagogie est en soi épineuse : la méthode même de transmission doit elle évoluer au fil du temps ou rester figée sur celle qui a vu l’évolution majeure de l’art ? Si les réponses sont multiples10, jouant à la fois sur le pédagogue (le degré de liberté du professeur, etc.) et sur les outils disponibles (séquences arrangées ou non, typologie des exercices…), la finalité reste aussi discutable : doit-on privilégier la survie de la discipline ou l’adaptation au contexte, au risque de la dénaturer (et la dénaturer par rapport à quoi) ? D’un autre côté, toute modification dans la gestion de la confrontation change le périmètre de l’école, et en partie son fond.

Une pratique en propre

Codex Wallerstein, ouvrage du XVe siècle sur l’escrime.

Comme on peut le voir ci-dessus, « la » tradition constitue un ensemble relativement dense de cadres (historico-philosophique, de confrontation et pédagogique) dans lequel le pratiquant évolue. Mais comment s’y inscrit le pratiquant ? Il n’y a, en réalité, pas de réponse absolue à cette question. Dans une optique purement « sportive », la confrontation est « réglée » par la victoire sportive : l’histoire et la philosophie de la discipline s’effacent devant l’objectif servi par une certaine pédagogie. Le reste n’est alors souvent perçu et vécu par le pratiquant que comme un arrière-plan, l’efficacité étant perçue à l’aune des championnats. « La » tradition est tout bonnement ignorée, hormis peut-être celle liée au règlement des compétitions et leurs conséquences. A l’opposé, dans une optique « conservatrice », le pratiquant se focalisera sur « la » tradition (qu’elle soit ancienne ou récente), et uniquement sur celle-ci : toute évolution se fera en regard d’un certain passé, le but étant la reproduction d’un contexte (technique d’un maître, étiquette précise) sans qu’il puisse être remis en cause. Enfin, dans le cas d’un pratiquant concerné par sa pratique comme un tout, « la » tradition sera un tuteur, très utile sans doute dans les premiers temps mais devant être finalement dépassée11 pour qu’il y ait réelle appropriation de la discipline. Et les frontières entre ces trois appréhensions d’une discipline ne sont pas forcément étanches sur une vie de pratique…

Pour conclure, et comme traiter de « la » tradition comme un tout quasi-homogène soit très exagéré, il est assez difficile de trancher sur son rôle absolu dans une pratique. Son rôle en tant qu’aide, guide, durant une période de la vie du pratiquant est incontournable, à condition de la dépasser. Explorer et alimenter une pratique n’est pas synonyme de se cantonner à une perpétuation vaine d’aspects folkloriques ou sportifs, mais bien d’aller au-delà d’un contenant – fut-il immense – pour expérimenter l’essence même d’une discipline.

Notes et références

1. La tradition n’est qu’un cas particulier de transmission, après tout.
2. S’ils existent. On y reviendra.
3. L’une des nombreuses frontières entre sport et art martial tient peut-être dans une notion de risque accepté pour soi et pour l’autre. Cependant, le risque et l’imprévu sont deux notions distinctes.
4. On peut considérer, dans une certaine mesure, une dimension initiatique à la pratique d’une discipline martiale. Sans parler de certaines écoles possédant effectivement des enseignements réservés à des initiés.
5. Les motivations pouvant être celles, dans le cas des enfants, des parents (éducation, renforcement, pratique d’un « sport », etc.).
6. A l’inverse, se placer dans une tradition n’est pas synonyme de pratique martiale.
7. La question de fond qui se pose est sans doute : à partir de combien de changements la tradition est rompue ?
8. Les disciplines se revendiquant asiatiques (pour ne citer qu’eux) en sont friandes. Par exemple, l’évocation fréquente du Bushidô, traduisant un certain romantisme (le pratiquant ayant des valeurs forcément positives). Un sujet abordé par F. Lespine dans le blog Pak Pei ju (disparu depuis) à propos de Steven Seagal et du défi des « 12 salopards ».
9. La légitimité (ou l’aspect traditionnel) n’est pas un synonyme d’efficacité pratique.
10. Le jûdô est resté (relativement) monolithique, sans dissidence majeure, alors que l’aïkidô, plus jeune historiquement, a montré de nombreuses divergences, dont certaines relèvent (au moins initialement) de considérations pédagogiques.
11. Le pratiquant avancé est, sans doute, un iconoclaste.

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A propos G.

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