Aujourd’hui, l’interview que je propose est celle d’un pratiquant à l’autre bout du monde, se situant dans un contexte culturel assez unique (pour ses pratiques, mais pas seulement).
Ses propos reflètent son opinion et sa perception des choses (et c’est bien le but d’une entrevue).
[Paresse martiale] Bonjour Xavier. Tout comme avec Dan, nous nous sommes connus via le défunt forum Kwoon.info, et sommes tous deux membres du forum Kwoon.org. Pour ceux qui ne lisent pas ce dernier forum (et même pour ceux qui le lisent), et pour ceux qui ne connaitraient pas ton blog, Tribulations martiales, pourrais-tu te représenter aux lecteurs de ce blog ?
Bonjour, je m’appelle Xavier et je fais effectivement partie de la communauté Kwoon depuis 2005 même si j’y suis assez peu actif. Je vis à Hong Kong depuis 2008 et y enseigne le nihon taï jitsu, dont je suis 4e dan. En parallèle, ma pratique est très orientée vers la façon d’utiliser le corps notamment via l’aunkai d’Akuzawa sensei que je pratique depuis 5 ans, ainsi que le yoga.
J’ai commencé les arts martiaux en 1998 par le nihon tai jitsu, probablement pour de mauvaises raisons, parce que je voulais savoir me défendre et être ceinture noire. J’y suis resté parce que j’y ai découvert des pratiques extrêmement riches physiquement et culturellement ainsi que des gens incroyables.
[P.M.] Tu enseignes le nihon taï jitsu, discipline peu connue du grand public, à Hong Kong. Situation singulière… Peux-tu décrire cette discipline, ses spécificités ?
Si la discipline est relativement peu connue en France, je te laisse imaginer à quel point elle est confidentielle ici, la France étant historiquement le point d’ancrage de l’école.
En effet, en 1951, Minoru Mochizuki, élève de Jigorô Kanô et Morihei Ueshiba, est venu en France présenter le jûdô (qu’il démontrera finalement peu pour ne pas concurrencer Kawaishi sensei) et l’aïkidô (qu’il enseignera sous le nom d’Aikido-Jiujitsu). Suite à sa venue, l’un de ses élèves, Jim Alcheik, partira étudier dans son dojo de Shizuoka de 1954 à 1957. A son retour il créa la Fédération Française d’Aikido, Tai Jitsu et Kendo pour transmettre ce qu’il avait appris.
Suite à la mort tragique de Jim Alcheik en 1962 dans un attentat en Algérie, c’est Roland Hernaez qui reprit la partie tai jitsu. C’est à lui que l’on doit la structuration de la méthode. Le nihon tai jitsu est donc un art qui descend en droite ligne de Mochizuki sensei, mais avec une méthode d’apprentissage de conception occidentale, notamment avec la mise en place de groupes de kata et de techniques de base.
Le nihon tai jitsu est une méthode de taï jutsu, elle se pratique donc exclusivement à mains nues. Les tai-sabaki (déplacements) et te-hodoki (libération de la main) sont privilégiés, il n’y a pas de blocage à proprement parler, on y préfèrera l’absorption, l’esquive et les déviations. En termes de techniques utilisées, le curriculum de l’école est équilibré entre frappes, clés, projections, étranglements et les célèbres sutemi de l’école Yoseikan de Mochizuki sensei.
[P.M.] Comment l’enseignement de ta discipline est perçu, selon toi, dans le contexte géographique et culturel qui est le tien ? Perçois-tu des différences (ou des ressemblances) avec ce que tu peux faire en France ?
L’enseignement d’une discipline d’origine japonaise à Hong Kong est un exercice relativement compliqué. Contrairement à la France où l’offre et la demande en arts martiaux sont particulièrement fortes, ça n’est pas le cas ici. Il n’existe qu’une poignée de dojo enseignant l’aïkidô par exemple, et je crois être le seul de jûjutsu, sur un territoire pourtant de 8 millions d’habitants. Pire, la plupart des gens sont surpris qu’il existe un jûjutsu autre que brésilien, autant dire que je pars avec un certain handicap.
En contrepartie, le jiu-jitsu brésilien et la boxe thaï sont très présents, ainsi que le taekwondo pour les enfants. Sans parler bien sur des arts chinois, et notamment le wing chun aidé par les nombreux films sur Yip Man.
Dans l’ensemble, par rapport à la France, il y a un vrai manque d’intérêt pour ce type de pratiques. Le sport national reste le shopping et avoir un gros groupe est difficile. A fortiori parce que nous n’avons pas les nombreuses aides présentes en France : salles municipales, forums d’associations, stages divers, presse locale, etc. Se faire connaitre dans ses conditions reste une gageure.
[P.M.] Avoir un enseignement vivant est toujours difficile, surtout quand on est isolé des sources : comment enrichis-tu le tien ?
C’est difficile, mais c’est devenu quelque chose de naturel pour moi. Je n’ai passé que 5 ans dans un dojo de nihon tai jitsu, avant de me retrouver isolé. Lorsque je vivais encore en France, j’essayais de compenser en passant tous mes week-ends en stages et en pratiquant d’autres disciplines. C’est comme ça notamment que j’ai découvert le hankido, que j’ai pratiqué jusqu’au 1er dan.
En arrivant à Hong Kong ça a été plus compliqué parce que la pratique en stage n’était plus possible. A défaut de jû jutsu, j’ai commencé l’arnis, puis le JJB et je suis allé à la rencontre de gens qui m’intéressaient, notamment Fred Evrard du kali majapahit à Singapour et Ko Baek Young du hankido à Séoul. J’étais encore dans une perspective de « compensation » et je pensais qu’apprendre différents styles et des centaines de techniques était la solution. Mais surtout, à Hong Kong, j’ai rencontré un autre kwooneux, Fred, et cette rencontre est peut être celle qui m’a le plus aidé. D’abord parce que nous avons commencé à nous entrainer ensemble et qu’il m’a encouragé à aller à Tôkyô et découvrir l’aunkaï. C’est également lui qui m’a poussé à passer mes grades puis à enseigner. Pendant environ 2 ans, nous avons pratiqué exclusivement ensemble, sans complaisance et en essayant de garder la plus grande objectivité possible sur notre pratique. Ça n’a pas été facile de sortir de nos illusions mais ça a été extrêmement enrichissant.
Fin 2009, j’ai commencé à m’intéresser à la formation du corps, laissant finalement de côté l’accumulation de techniques. J’ai commencé par le yoga, dont mon corps raide avait vraiment besoin, et début 2010 nous sommes partis à Tôkyô pour commencer l’aunkaï. Ça a été un voyage sans retour pour moi et je me suis vraiment investi dans cette direction.
Un an plus tard, Fred est malheureusement parti à Taïwan, et j’ai commencé l’aïkido parce que je ressentais le besoin d’avoir des partenaires d’entrainement et que c’était finalement ce qui existait de plus proche. Un peu frustré par la pratique, j’ai finalement ouvert un cours de nihon tai jitsu en parallèle, pour avoir des partenaires et continuer à pratiquer dans la direction qui m’intéresse.
Aujourd’hui je continue à enseigner le nihon taï jitsu et à pratiquer l’aïkido, le yoga et l’aunkai, mes journées sont dont bien chargées. Si tout cela peut paraitre très décousu (et ça l’est), je crois que ma pratique actuelle est cohérente et que tous ces éléments ont fini par prendre sens. Paradoxalement c’est l’isolement qui m’a aidé à progresser en me sortant de ma zone de confort et en me poussant à chercher les réponses par moi-même.
[P.M.] Comme nous avons pu le voir, tu ne t’enfermes pas dans ta pratique. Quelles disciplines (ou quels pratiquants) t’ont le plus marqué ces dernières années ?
J’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de pratiquants et de tester de nombreuses disciplines au cours de ces années, mais certains m’ont particulièrement marqué. Je n’ai pas forcement passé beaucoup de temps avec chacun d’entre eux, et à part pour Akuzawa sensei, il serait faux de dire que je me considère comme leur élève, mais ils ont tous à leur façon été une inspiration.
Akuzawa sensei a clairement été ma rencontre la plus marquante. Je l’ai rencontré à une époque où j’avais appris énormément de choses mais où ma progression était dans une impasse. Aunkaï a été une révélation et clairement ce qui a donné sens à tout le reste. Cette rencontre a été une véritable remise à plat.
Washizu sensei m’a également profondément marqué. Ancien assistant de Mochizuki sensei, c’est lui qui enseigne aujourd’hui dans le dojo de Shizuoka. Il est la mémoire de ce que fut l’aïkidô Yoseikan, et donc le meilleur exemple que l’on puisse avoir pour comprendre les sources du nihon tai jitsu. Il est sans doute l’homme le plus généreux et humble que j’ai rencontré. Un modèle pour chacun d’entre nous.
En aïkidô, c’est Léo Tamaki et Yannick Le Fournis qui m’ont le plus interpellé. Alors que la pratique de mon enseignant à Hong Kong était faite de travail en force et de complaisance, j’ai découvert un aïkidô d’une très grande finesse, léger, fluide tout en restant extrêmement martial. Ce sont également des pratiquants passionnés, ouverts et curieux dont la pratique est en perpétuelle évolution.
Le dernier de la liste est Maul Mornie, du silat suffian bela diri. J’apprécie particulièrement sa façon de bouger, sobre et naturelle, sa verticalité et la richesse de ses techniques. Il est également doté d’un immense sens de l’humour et est très accessible, ce qui ne gâche rien.
Il n’y a pas d’ordre dans cette liste, ce sont juste des personnes que j’ai eu la chance de croiser sur mon chemin et qui m’ont aidé à avancer.
[P.M.] Tu as eu l’autorisation il y a peu de créer un groupe d’étude sur l’Aunkaï de la part d’Akuzawa sensei, fondateur de la discipline. Peux-tu nous dire deux mots de cette démarche en termes de pratique, et bien entendu en termes d’organisation ?
Je pratique avec Akuzawa sensei très régulièrement depuis 5 ans, et il y a deux ans il m’a dit de partager ce qu’il me montrait avec mes élèves, sachant que progresser sans partenaire était difficile. L’an dernier nous en avons parlé après sa venue à Hong Kong et il a supporté l’idée d’un groupe de travail. Dans les faits, aunkaï est le cœur de ma pratique et ce qui lui donne tout son sens, c’était donc logique pour moi de m’engager dans cette voie.
En termes d’organisation, deux fois par mois je fais un entrainement spécifique aunkaï à la place d’un entrainement de nihon tai jitsu, mais les autres cours conservent le même travail des principes et certains exercices comme push out. Mon enseignement est de toute façon clairement axé sur les principes et la façon d’utiliser le corps, le nihon tai Jitsu en étant l’application « visible ».
[P.M.] Que penses-tu, justement, d’une optique de construction du corps pour aller vers l’application (démarche aunkaï) ?
J’ai commencé à pratiquer dans l’autre sens, avec beaucoup d’applications devant servir à comprendre les principes et à former le corps. Le résultat a été mitigé et c’est peut-être dû à mon parcours chaotique ou à un manque de réflexion de ma part. Aujourd’hui je suis convaincu que l’accumulation de techniques n’a pas de sens, parce que ce qui compte c’est le corps qui les exécute. Lorsque je tente une technique sur Akuzawa sensei, rien ne fonctionne. Lui en revanche est capable de détruire ma structure avec des techniques qui ne respectent aucun critère d’angle, de timing, de vitesse, tout simplement parce que son corps devient la technique.
Cette approche m’a fait comprendre que les différentes techniques n’étaient que les centaines d’applications possibles d’une poignée de principes. D’une certaine façon, je crois que c’est ce que Mochizuki sensei cherchait lorsqu’il cherchait ce qui liait les différents arts qu’il avait étudiés. Aujourd’hui mes élèves le comprennent à leur tour, plus rapidement que je n’ai pu le faire. Après six mois de pratique l’un d’entre eux m’a dit : « j’ai compris que tu faisais toujours la même chose ». Cette remarque m’a rempli de joie.
[P.M.] Quelle est l’école ou le pratiquant que tu aimerais tester ?
Je suis très curieux et beaucoup de choses m’interpellent. Aujourd’hui les deux personnes que j’aimerais le plus rencontrer sont Kuroda sensei et Mikhail Ryabko. Deux pratiquants exceptionnels dont la façon d’utiliser le corps sort des normes habituelles. Je ne sais pas quand ça arrivera, ni même si leur travail est compatible avec ma recherche actuelle, mais j’aimerais vraiment avoir l’occasion de toucher et de sentir ce qu’ils font.
[P.M.] Sortons un peu du cadre de la pratique stricte. Tu es blogueur, avec pour thème les arts martiaux (comme ici, en fait, mais en plus ancien). Quel retour d’expérience pourrais-tu nous faire part ?
J’ai créé mon blog en 2008, pour garder un contact avec mes copains pratiquants restés en France et les informer de mon évolution malgré la distance. J’y ai assez vite pris goût et si peu de personnes le lisent ça reste pour moi un moyen de me souvenir d’où je viens.
Ce blog est plus un journal de mes réflexions personnelles à un instant T, et ce que je dis un jour peut être totalement infirmé plus tard, en cela il est à l’image de ma pratique, en perpétuelle évolution.
Paradoxalement il s’est avéré que des personnes bien plus influentes et talentueuses que moi suivent mon blog et qu’il a contribué à me donner une visibilité relative au sein du nihon tai jitsu. Ça n’était pas mon but premier mais je suis content de savoir que mes réflexions peuvent intéresser et apporter leur petite pierre à l’édifice.
[P.M.] Nous arrivons à la fin de cet entretien. Comme je l’ai déjà écrit dans une entrevue précédente, j’aime finir ces échanges en posant deux questions. La première est : quel est ton meilleur souvenir de pratique ?
C’est probablement la question la plus difficile que tu m’aies posée… En pas loin de 20 ans de pratique, il s’est passé énormément de choses et les bons souvenirs sont incroyablement nombreux : de ma ceinture noire remise à l’arrache dans le vestiaire à la chance incroyable de représenter mon école en démonstration au Butokuden de Kyôto, en passant par la chance immense de voyager à travers le monde pour pratiquer ma passion.
Mais si je devais choisir un élément, je crois que ce serait l’aspect humain et le partage lié à la pratique : voir mes élèves progresser et poser d’excellentes questions est par exemple un plaisir incroyable. J’ai aussi eu l’occasion de donner quelques stages en France et je suis toujours touché de voir des gens s’intéresser à ma pratique, voire à faire quelques centaines de kilomètres pour me rencontrer. Ça n’est pas quelque chose que j’aurais imaginé et ces moments de partage sont certainement ce que j’apprécie le plus.
[P.M.] La seconde est de savoir ce que tu aimerais transmettre au lecteur ?
Peut-être trois choses qui me semblent importantes.
La première chose c’est qu’il faut savoir garder l’esprit ouvert. Rencontrer des pratiquants d’autres disciplines n’est pas se disperser, c’est accepter la diversité et comprendre ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Les arts martiaux sont d’une richesse exceptionnelle, il y a tellement à voir et à apprendre.
La deuxième chose c’est de se remettre en question constamment. La pratique n’est pas linéaire et il faut être capable de tout remettre à plat constamment. C’est difficile, parfois même douloureux, mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour sortir de sa zone de confort et progresser, techniquement et humainement.
La troisième chose c’est bien évidemment de prendre du plaisir. Prendre du plaisir à pratiquer, mais aussi prendre du plaisir à échanger avec les autres pratiquants et à découvrir de nouvelles choses. Au-delà de tous les obstacles de la vie, les déménagements, le travail, la vie de famille, tout ce qui peut s’opposer à votre pratique, ne renoncez pas si vous aimez ce que vous faites. On peut toujours progresser et prendre du plaisir même dans des conditions qui ne sont pas idéales.
[P.M.] Je te remercie pour le temps que tu as consacré à me répondre, et pour tes réponses très complètes. A très bientôt !
Merci à toi. Je me rends compte à quel point l’exercice de l’interview est difficile mais c’est une excellente opportunité de remettre ses idées en place et je te remercie de me l’avoir proposée. J’en profite également pour remercier tes lecteurs s’ils ont réussi à aller jusqu’au bout…
Remercier Xavier est bien le moins que je puisse faire pour cette entrevue à laquelle il a répondu extrêmement rapidement, avec grand soin et gentillesse. Pratiquer avec lui, si vous vous rendez du côté de Hong Kong, pourra se faire en prenant contact avec lui, via son site.